L'amour l'après-midi
Eva Stamou
traduit par Michel Volkovitch
Nous nous sommes retrouvés dans un café de la rue Patissìon, entre les places Amerikis et Koliàtsou. Nous avons bu deux bières et fumé sans nous parler. Je feuilletais un magazine et Dimìtris discutait avec le serveur qu'il connaissait depuis longtemps. Vers trois heures il a regardé sa montre et m'a dit qu'il était temps d'y aller.
— C'est le meilleur moment, a-t-il dit.
À cette heure-là, il le savait par expérience, la clientèle serait moins nombreuse et nous gênerions moins les filles.
Nous avons parcouru la courte distance à pied, sans parler, sans nous toucher. J'étais sans réticences quant à ce que nous allions faire, j'avais confiance. Il avait huit ans de plus que moi, c'était pour moi une habitude que de sortir avec des hommes plus âgés, que je laissais décider.
Arrivés devant l'immeuble, Dimìtris s'est penché pour m'embrasser sur la joue, puis a sonné trois fois, comme convenu. Quelques minutes plus tard, un grand brun dans les quarante ans, a entrouvert la porte et s'est planté devant lui, les yeux dans les yeux. Il portait un T-shirt rouge froissé, un jeans et des tongs. Il semblait s'ennuyer. J'ai été frappée par son visage inexpressif tandis que les deux hommes parlementaient et qu'il nous examinait de la tête aux pieds. Il parlait avec un fort accent. Je me suis dit qu'il venait de la province.
À la fin du bref conciliabule il a bâillé bruyamment et tendu la main, l'air impérieux. Ses doigts étaient jaunes de nicotine. Mon accompagnateur lui a donné l'argent et l'homme ouvrant pour de bon la porte nous a laissés entrer. Après nous avoir une nouvelle fois scrutés brièvement, il nous a dit de le suivre dans l'un des appartements du sous-sol. La porte s'est ouverte sur une odeur désagréable de moisi, de cigarette et de désodorisant bon marché. Nous nous sommes assis dans un petit salon minable, sur un canapé usé aux grands coussins verts pleins de taches de café jaunes.
— Vous pouvez fumer, a dit le grand brun sans se tourner vers nous, et il a disparu dans le couloir.
Assis l'un à côté de l'autre, nous regardions devant nous les cendriers pleins sur la table et le mur nu.
L'homme est revenu avec deux brunes intensément maquillées. La plus jeune avait des lèvres charnues, des cheveux longs et un corps dodu. Son visage, comme celui de l'homme, sans expression. Elle portait un peignoir rouge et en s'approchant elle l'a laissé s'ouvrir pour que je voie ses seins nus. Puis elle m'a caressé fugitivement le visage en me demandant mon nom. J'ai voulu parler mais j'avais le souffle coupé. Pour finir j'ai articulé mon nom avec effort et provoqué une vague de rires dans l'assistance. La femme m'a demandé mon âge et cette fois j'ai répondu sans peine :
— Dix-neuf ans.
— Vous irez dans la chambre de Ketoùla, a dit l'homme, montrant de la tête l'aînée des femmes, vêtue d'un survêtement. Son visage était maquillé au point qu'on aurait dit un masque, mais lorsqu'elle m'a souri et demandé si je voulais boire, son visage s'est radouci. J'ai fait oui et elle est passée dans la cuisine avec un tortillement des hanches provocant. Elle est revenue avec deux verres de whisky sur un plateau de plastique rose en forme de cœur. Le grand brun, debout dans le couloir étroit, a hoché la tête, l'air entendu, en direction de la chambre disponible. Je voyais pour la première fois de vraies putains.
Un jour, à dix-sept ans, j'étais allée déjeuner après les cours chez Rània, une camarade. Rània était grande et grosse, avec des cheveux teints. Elle se mettait du rouge à lèvres et du rimmel depuis ses treize ans et la plupart des filles évitaient de la fréquenter après l'école. Les garçons et les jeunes professeurs de maths et d'EPS n'arrêtaient pas de blaguer et de rire avec elle et elle répondait par des minauderies et des œillades coquines. Quelqu'un m'a dit que sa mère était une poule de luxe qui dirigeait une maison close à Kolonàki, fréquentée par le meilleur monde athénien. Son père était mort quand elle était toute petite.
Le jour où j'ai déjeuné chez elle, dans le quartier de Koukàki, une bonne nous a ouvert la porte, une femme âgée, revêche, la voix enrouée par le tabac. Elle nous a menées dans la cuisine et nous a servies sur une petite table. Tout le temps que nous mangions en parlant de l'école, la vieille est restée à nous regarder en fumant. Elle a gardé son air hostile jusqu'à la fin du repas. Puis elle a chuchoté quelques mots à Rània qui m'a tirée brusquement par la manche et m'a fait signe de la suivre au salon.
— Maman vient de se réveiller, a-t-elle dit, et elle veut boire son café à la cuisine. Passons à côté.
Dans le salon nous nous sommes posées devant la télévision en mangeant une glace, sans parler, somnolentes. J'allais m'endormir dans un grand fauteuil aux coussins doux, quand la maîtresse de maison est entrée. Pas très grande, ses cheveux blonds, brûlés par les teintures, lui descendaient jusqu'à la taille. Son kimono orange était ouvert jusqu'au nombril. Ses ongles avaient la même couleur. Son visage, pâle et gonflé par les excès, luisait étrangement. La façon dont me regardaient ses petits yeux, je ne l'avais jamais remarquée chez les femmes de mon entourage.
Ma copine s'est levée de son siège et les deux femmes se sont fait la bise. J'ai remarqué que Rània était plus grande et plus ronde, mais qu'elles avaient la même expression. La fille m'a présentée et la mère, au lieu de me tendre la main, m'a toisée de haut en bas sans discrétion et finalement s'est dite enchantée d'un air las. Sa voix était rauque et dure. Un frisson inconnu m'a traversé le corps. Elle est venue se mettre en face de moi. Tandis qu'elle m'examinait, son regard s'est fait plus intense, plus sombre. Je ne pouvais pas deviner ses pensées et n'ai pu réagir lorsqu'elle a avancé la main et m'a touchée. Je regardais tantôt la mère, tantôt la fille, sans un mot. Rània s'est mise à rire de ma gêne, tandis que sa mère caressait mes seins. J'ai reculé, prête à parler. La main de la femme s'est rabaissée, elle m'a tourné le dos brusquement.
Le même soir, au dîner, j'ai parlé de cette visite à mes parents, sans raconter l'épisode qui m'avait mise mal à l'aise. Ils n'ont pas eu l'air satisfait de ce que je voie Rània en dehors des cours. Mon père, tout le temps qu'a duré mon récit, mangeait en silence, l'air sombre, et ma mère marmonnait qu'avec toutes ces filles sérieuses dans la classe — elle donnait des noms —, quel dommage de s'acoquiner avec celle-là. Le lendemain matin, comme je partais pour l'école, elle m'a priée de ne pas sortir de nouveau avec Rània sans leur permission. Tout cela deux ans avant ma visite à la maison close de Patissìon.
Tenant le plateau, j'ai suivi Dimìtris dans la chambre indiquée par le maquereau. Les filles sont restées au salon. Je les ai entendues chuchoter et deviné leurs regards dans notre dos. La chambre sentait mauvais. Les volets étaient fermés, le plafonnier éteint. Une vieille lampe sur la table de nuit, couverte d'une étoffe très fine, éclairait les lieux d'une lueur orange faiblarde. Des bougies parfumées posées sur l'appui de la fenêtre dégageaient une odeur de patchouli bon marché suffocante. Dimìtris a toussoté. Du bout des doigts j'ai touché le drap du dessous et j'ai senti la crasse qui se répandait en moi jusqu'au fond. J'ai posé le plateau, pris l'un des verres et l'ai porté à mes lèvres. Un court instant j'ai failli hurler. Puis j'ai fermé les yeux et réussi à me calmer.
Dimìtris s'approchant par derrière a entouré ma taille de ses bras. Il s'est penché pour me donner un baiser léger dans le cou. Son haleine sentait le whisky et la cigarette et je me suis retenue pour ne pas le repousser. Il s'est frotté à moi en caressant mes seins. Sa langue s'est promenée un peu sur la peau de mon cou et soudain il m'a mordue, en me serrant d'une telle façon que toute résistance était vaine.
— Je te fais mal ?
— Non.
Je mentais. J'ai tenté de me tourner vers lui mais il n'a pas desserré l'étreinte. M'immobilisant de son bras gauche, de la main droite il m'a ôté mon chemisier qu'il a jeté sur le lit. Il s'est caressé contre moi en murmurant mon nom et avec des gestes vifs, les mains tremblantes — preuve d'un désir qu'il avait peine à contrôler —, il a dégrafé mon soutien-gorge, ôté ma jupe et ma culotte qui sont tombées par terre.
Sa brutalité allait sûrement me laisser des marques et des égratignures. Je me suis mise à transpirer, prise d'un profond malaise. Je n'ai pas réagi. Les yeux et les lèvres clos, j'attendais. Dimìtris, me forçant à me tourner vers lui, m'a regardée un moment sans bouger.
— Qu'est-ce que tu as ?
Je l'ai regardé dans les yeux sans répondre en jouant avec les pointes de mes cheveux.
— Tu as changé d'avis ? Si ça ne te fait pas kiffer, faut le dire.
Sans changer d'expression, sans le quitter des yeux, je me suis assise au bord du lit, jambes serrées, bras croisés sur la poitrine comme un bouclier. Mon visage, mystère impénétrable. Je voulais lui faire mal, lui faire comprendre que ma présence en ce lieu était un sacrifice, une chute dans un monde étranger, que j'avais acceptée à cause de lui — même si ce n'était pas tout à fait vrai. Son excitation est retombée d'un coup. Il a mis les mains dans ses poches et m'a regardé, sur la défensive, prêt à se justifier. J'ai vidé mon verre. Laissant retomber lentement mes bras, je lui ai souri et j'ai dit :
— Je kiffe.
J'avais connu Dimìtris un an plus tôt, chez une camarade de la fac de lettres, Mìna, qui habitait Kypsèli. Juin, chaleur, alcool, drogues de toutes sortes. J'avais sniffé une ligne — du premier choix, brun foncé — et contrairement aux autres qui avaient mélangé gnôle et coco et vomissaient à la queue leu leu dans les toilettes, je me sentais calme et à l'aise. Dimìtris m'a plu dès le premier coup d'œil et je savais qu'il m'avait remarquée. Grand, brun de peau, les yeux verts, il était d'origine turque, comme la poudre qu'il avait apportée.
Je ne payais jamais pour mes drogues. J'avais ce qui me faisait envie sans que personne ne me demande de payer. J'avais appris depuis toute petite que les débiteurs étaient ceux que je daignais fréquenter. Ceux qui étaient différents de moi, qui n'étaient pas de mon entourage. Cela, je l'ai appris à l'école privée où m'avaient envoyée mes parents. Dans la vie la règle était simple : le prix à payer revenait au moins bien loti, à celui qui avait quelque chose à prouver. Mieux on est loti — en argent, en connaissances, en relations, en image de soi —, moins on a besoin de dépenser pour les autres.
Quelques jours après la sortie chez Mìna, j'ai revu Dimìtris dans une salle de billard à Kàto Patìssia. L'amie que j'accompagnais devait rencontrer un type qui lui devait de l'argent. Cet après-midi-là Dimìtris jouait au billard avec Jimmy, un afro-américain que j'avais rencontré un soir au Ròdo à un concert des Weavers. Il a relevé un instant la tête du tapis vert et nous a fait signe. Jimmy l'a imité, puis lui a dit deux mots à voix basse, avec sa voix grave, et ils ont ri.
Jimmy était un drôle de type qui ne se liait pas facilement. Sa méfiance frisait la paranoïa. Il n'aimait pas répondre aux questions et attirer l'attention, ce qui était difficile pour ce grand noir musclé à la coiffure sophistiquée qui parlait à peine le grec. Nous avions sympathisé tout de suite. Au Ròdo nous avions discuté longuement dans sa langue en buvant des bières et en fin de soirée il m'avait emmenée en coulisses pour me présenter les membres du groupe. Lorsque peu après le guitariste, un vieux pas vraiment séduisant, m'avait abordée, en insistant pour que je parte avec lui, Jimmy était intervenu, lui chuchotant quelques mots qui l'avaient fait battre en retraite et s'excuser. «Tu lui as dit quoi ?» avais-je demandé, bluffée. Et lui : «You don't have to know everything, baby».
Le type que mon amie attendait, qui lui devait de l'argent, ne s'est jamais pointé. Nous sommes allées avec Dimìtris et Jimmy boire un café rue Fokìonos et nous avons passé une heure à bavarder dans le vide, si bien qu'Elèni, agacée par l'indifférence de Dimìtris et l'impolitesse de Jimmy, nous a quittés en prétextant une affaire urgente. Elle n'avait pas atteint le coin de la rue quand les deux hommes l'ont décrétée antipathique, emmerdante, indigne de mon amitié et de ma confiance. Ils m'ont demandé depuis quand je la fréquentais, comment je l'avais connue, qui elle attendait à la salle de billard. J'ai répondu vaguement, gênée par leur ton, et j'allais partir à mon tour quand Jimmy s'est levé et m'a fait la bise, disant qu'il avait un rendez-vous. Nous sommes restés tous les deux. Au début personne ne parlait. Puis Dimìtris est venu s'asseoir à côté de moi. Il m'a demandé :
— Tu le connais depuis quand, cet espion ?
Mon air interloqué l'a fait éclater de rire et il a mis du temps à retrouver ses esprits.
Dimìtris s'est approché, il s'efforçait de sourire. Il voulait tellement que tout se passe bien qu'il en avait du mal à respirer. Son visage était rouge. Se penchant sur moi il m'a caressé les cheveux, les lèvres, le cou, puis a laissé descendre ses caresses vers mes seins et mon ventre. Je me suis écartée pour m'allonger sur le drap sale en fermant les yeux.
Nous avions chez nous une femme de ménage qui venait trois fois par semaine. Nos draps et nos serviettes sentaient le savon de Marseille et la lavande. Ma mère avait horreur de la saleté et mon père, fils de militaire, combattait le désordre. Chez nous tout était propre en ordre : le linge, les meubles, les objets, les sentiments et les désirs.
J'attire Dimìtris et le serre contre moi. Je cache mon visage contre sa poitrine et murmure son nom. Ses yeux fermés, son corps telle une corde tendue, on dirait un pendule vibrant. Je me demande à quoi il pense.
— Tu penses à quoi ?
J'essaie de m'écarter mais le poids de son corps m'immobilise. L'odeur de sa sueur éveille en moi une angoisse nouvelle. Tandis qu'il enferme mon cou entre ses bras, s'appuyant sur moi, je fais la seule chose possible : je l'embrasse. Sur les yeux, les lèvres, dans le cou, et je recommence. Il me regarde un instant et ses yeux verts virent au gris. J'approche mes lèvres de son oreille et chuchote :
— Je t'aime.
Nous buvons un café rue Fokìonos, notre premier café. Dimìtris prend ma main dans les siennes et commence :
— Ça fait longtemps que je te vois avec tes potes dans les bars derrière le Musée et sur la place d'Exàrkia. Tu te balades souvent avec un blondin à lunettes.
Je bafouille, c'est mon cousin, mon cousin chéri, il étudie à Polytechnique, on prend un café sur la place après les cours. Les autres sont des copains de fac ou de simples connaissances. Je lui parle de ma vie, de mes habitudes, comme si c'était son dû. Je sens mes résistances reculer l'une après l'autre.
— Toi tu ne m'as pas remarqué, mais moi je tombe toujours sur toi, tu sais ? Je suis content qu'on se soit rencontrés chez Mìna, je te suis depuis des mois, ma petite.
Gênée, je ris sans rien dire. Un trouble incontrôlable entrave ma respiration et rend mes mains moites.
— Pourquoi tu traînes avec ces gens-là ? Tu n'as rien à voir avec eux, tu ne le sens pas ? Toi, c'est autre chose. Qu'est-ce que tu leur trouves, à ces nuls ? Toi, tu es une fleur.
Il étend la main et me caresse les cheveux.
— Mon ange blond, souffle-t-il.
Je ferme les yeux et appuie la tête contre la chaise. Je respire à peine.
— Reste à l'écart, évite Mìna, toute la bande sur la place, Elèni, Jimmy, tous, tu comprends ? Ils ne sont pas pour toi. Faut arrêter, tu comprends ? Ou alors c'est parti pour les embrouilles, sache-le.
Apparemment, Dimìtris a des projets nous concernant. Il propose qu'on se revoie et j'accepte aussitôt. Il me demande de le retrouver dans ma banlieue bourgeoise, près de chez moi, de ne plus mettre les pieds dans les quartiers que je fréquente, et je fais mine d'approuver. D'un côté je suis flattée, et de l'autre pleine de colère. Je le laisse parler et tenir ma main. Je le laisse me faire confiance.
— Je t'aime, je t'aime.
Il me ferme la bouche d'une main et de l'autre continue d'appuyer sur mon cou. Son regard devient dur, menaçant. Il m'a totalement immobilisée, par sa force corporelle mais aussi par l'intensité de son regard. Je ne cherche pas à résister. Peu à peu il desserre son étreinte et son visage s'apaise. Il recommence à se frotter contre moi, les yeux fermés.
— Dimìtris, je t'aime, je t'aime.
Son excitation diminue aussitôt. Il me regarde, irrésolu, et quelques secondes plus tard il explose.
— Pourquoi tu fais ça, pourquoi ?
— Dimìtris, je t'aime.
— Stop, arrête ça, tu ne comprends pas ?
— Non, je ne comprends pas.
— Ta gueule, je te dis, pour la dernière fois.
— Je t'aime, et toi, tu ne m'aimes pas ?
— Ta gueule, tu le fais exprès, ta gueule. On est arrivés jusqu'ici, tout se passait si bien, et toi tu commences tes conneries. Tu es cinglée !
Je me mets à pleurer, l'injustice me coupe le souffle, me paralyse. Je hurle et les sanglots rendent ma voix méconnaissable, on dirait celle d'une autre.
— C'est moi la cinglée, ou toi qui ne peux pas faire l'amour comme une personne normale, qui ne peux pas... qui ne veux pas de moi parce que... parce que je ne suis pas une pute. Qui me traînes dans les bordels, où j'essaie de...
Il lève la main et me frappe au visage. Sa bague m'ouvre légèrement la lèvre supérieure. Il me regarde avec une violence inconnue, une véritable haine. Avant que j'aie le temps de réagir, il m'empoigne par les cheveux et me traîne d'un côté à l'autre du lit étroit, dans un sens, dans l'autre, comme s'il n'avait pas décidé ce qu'il veut faire de moi.
J'insiste :
— C'est moi la cinglée, ou toi qui ne vas qu'avec les putains ?
Il semble désespéré.
— Il n'y a pas plus putain que toi, tu comprends ? Tu crois que je ne sais pas la vérité, tu crois que le désir m'aveugle ?
Sans attendre la réponse il me frappe à nouveau, au visage, puis sur la poitrine, le dos, tandis que je me recroqueville pour me protéger de sa colère. Ses traits sont déformés par la rage et la honte de ne pas pouvoir faire l'amour avec moi comme il le voudrait. On entend dans le couloir des pas hésitants. Dimìtris me fait signe d'arrêter et j'enfonce la tête dans le matelas sale pour étouffer mes larmes. Il se lève du lit et passe dans la salle de bains. J'entends l'eau couler et quelque chose qui ressemble à un sanglot. J'essuie mes yeux du revers de la main et me lève avec des gestes lents. Je m'approche du minuscule miroir posé sur l'étagère, près du vase aux roses blanches en plastique. Mon image me terrifie : cheveux emmêlés, lèvres en sang, yeux gonflés, marques rouges qui deviendront bleues.
Dimìtris sort de la salle de bains et s'approche, hésitant.
— Va te laver le visage, remets-toi. J'ai dérapé. Je ne sais pas ce qui m'a pris de me laisser aller. Excuse-moi, mais toi non plus tu n'es pas réglo. Pas du tout réglo, on n'était pas d'accord ? Je ne sais pas d'où ça vient que...
Face à lui je le regarde dans les yeux. Cette fois je parle, lentement, calmement, sans hystérie.
— Ça vient de ce que tu es impuissant, dis-je, ça vient de ce que depuis des années tu ne sautes que des putes.
Il me regarde, effrayé. Ses yeux rougissent et tout son corps se met à trembler. Il ne peut pas croire que je le provoque ainsi, il ne peut pas croire que je ne fais aucun geste pour me défendre quand il m'empoigne et me jette sur le lit. Il saute sur moi, m'écrase de son poids, serre encore une fois mon cou entre ses mains. Quand il se décide à parler, sa voix est méconnaissable.
— Si tu oses parler de tout ça, je te tuerai, tu entends, putain ? Voilà ce que tu es, une vraie putain. Je sais tout, oui, tout ! Dis-moi avant que je te torde le cou, dis-moi où est l'arme, vous en avez fait quoi ? Parle, vous l'avez cachée où ?
La chambre de la femme plus jeune a des murs mauves et nus. Le lit double est couvert d'une couette rose. Le renfoncement de la fenêtre et la petite table en formica collée au mur, juste en dessous, sont pleins de petites peluches de toutes sortes. Sur la table de nuit, un cendrier, le téléphone, deux verres vides, une bouteille de Ballantine's. Sur l'étagère, à côté des produits de beauté, des bougies dégagent une odeur de pomme verte, de vanille et de propreté. Je suis sur un tabouret bas face à la chaise à haut dossier où elle est assise. Nous évitons de nous regarder dans les yeux. Après avoir inspecté la chambre, je garde les miens fermés tandis qu'elle étale sur mon visage un maquillage pâteux. Elle prend soin de ne pas me faire mal. Elle recouvre les bleus d'une crème blanche épaisse comme du dentifrice, puis d'une poudre rougeâtre qu'elle applique avec un pinceau.
Quelques minutes plus tôt, Dimìtris l'a appelée dans l'autre chambre. Elle m'a regardée attentivement puis ils se sont parlé à voix basse, comme des complices de longue date. J'ai ramassé mes affaires et l'ai suivie comme ils me le demandaient.
Je suis sortie dans la rue, lourdement maquillée, mes longs cheveux cachant mon visage. J'ai rejoint la rue Patissìon — les cafés pleins de monde en cette fin d'après-midi — et suis allée au kiosque. Je me suis plantée devant le jeune kiosquier à la queue de cheval et sans un mot j'ai écarté mes boucles blondes qui encadraient mon visage marqué, tuméfié. Je l'ai regardé dans les yeux.
— Ils savent tout, même pour l'arme.
Il a pris un paquet de Gauloises et me l'a tendu. J'ai sorti mon portefeuille du sac pendu à mon épaule et cherché de l'argent.
— Ils savent pour Mìna, préviens les autres, qu'ils se dispersent. Je ne reviendrai pas dans le quartier. Dis-leur de se débarrasser de l'arme.
Il a pris le billet que je lui tendais et m'a rendu la monnaie. Il a parlé sans me regarder.
— Je vais voir Manòlis ce soir. Je vais lui dire ce que le flic t'a fait et il décidera de la suite. Ne téléphone pas, ne communique avec personne.
Je l'ai remercié et suis partie sans regarder derrière moi le grand moustachu qui ces dernières semaines me suivait comme mon ombre.
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